GAËLLE BOUCAND

AT. En revoyant d’affilée ces trois films que j’avais découvert lors de leurs sorties respectives, l’ensemble m’a semblé d’une cohérence lumineuse. Je me souviens qu’à l'époque du premier film, tu gardais la nature de ton lien avec cet homme assez secrète, alors que dans le dernier, tu assumes entièrement la filiation. Il y a même une scène où tu lui dis assez précisément quand a germé pour toi l’idée d’un film. Pourrais-tu retracer le chemin qui t’a mené à ce premier film, JJA, et qui t’a conduit à persister avec lui au-delà de ce que lui-même voulait bien donner, puisqu’il abandonne le dernier film en cours de route ?

GB. Il y a effectivement eu cette première rencontre, à l’âge de 14 ans. Ma mère m’avait laissée dans sa villa en Suisse où il venait de s’installer. J’étais impressionnée par tout ce luxe et intimidée par la froideur du personnage. Il m’a emmenée faire une balade en voiture jusqu’à Megève, je lui ai posé des questions sur le chemin et très vite, il s’est livré, me racontant sa vie quasiment de but en blanc. Je me rappelle avoir été émue par la réserve dont il faisait preuve pour parler de son enfance et de la guerre — et un peu choquée, à l’inverse, par ce que je comprenais de ses magouilles financières des dernières années. À la fin de la journée, mes sentiments vis-à-vis de lui étaient ambivalents. Je comprenais pour la première fois ce que signifiait intimement le fait d’être juive, à travers ce que me léguait l’histoire, parce qu’on n’en parlait pas du tout dans ma famille. J’ai aussi compris plein de choses sur le capitalisme ce jour-là, l’économie libérale et ses fonctionnements. Tout cela était à la fois riche et complexe, et j’ai eu effectivement, dès ce moment-là, envie d’en faire un film — même si c’était très abstrait encore comme envie.
Nous ne nous sommes quasiment pas revus par la suite, nos liens étaient trop ténus. Je lui ai d’abord proposé de faire un film lorsque j’avais vingt ans et que je faisais des études d’art, mais il a refusé, puis il m’a rappelée dix ans plus tard pour honorer la proposition.
Quand je suis allée le filmer pour la première fois, je le connaissais donc à peine. J’étais particulièrement intéressée par le rapport qu’il avait à sa maison qu’il avait lui-même baptisée Rosebud, j’en avais gardé un souvenir très prégnant et à ce moment-là, j’imagine donc un dispositif de tournage situé dans la villa, qui laisse une grande part à son auto mise en scène. Ce qui émerge en premier lieu de ce film, c’est la figure de l’exilé fiscal, en partie parce que c’est ce qu’il met, lui, volontiers en avant quand il parle de sa villa. Je me sentais éloignée de cette figure, j’ai grandi dans un milieu qui n’avait pas grand-chose à voir avec ce monde-là, ce n’est donc pas l’endroit par lequel je ressentais un possible lien de filiation. Comme notre rapport ne s’inscrivait pas non plus dans une généalogie disons « classique » des rapports petite-fille / grand-père, évoquer cette filiation dans le cadre de ce premier film me paraissait hors de propos.
Par la suite, j’ai eu envie de creuser ce premier portrait pour différentes raisons. Je crois d’abord que c’était des préoccupations d’ordre formel qui me mouvaient. J’étais intéressée par la question des dispositifs filmiques. JJA peut d’ailleurs aussi s’envisager comme le parfait opposé, en termes de sujet et de dispositif filmique, de mon premier film Partis pour Croatan. La question du point de vue se joignait à cet intérêt de façon intrinsèque, et j’avais à travers ça envie d’expérimenter différentes formes de cinéma. The Third Memory de Pierre Huygues et les trois films de Kiarostami autour du village de Koker (Où est la maison de mon ami ?, Et la vie continue et Au travers des oliviers) comptaient parmi les œuvres qui m’avaient le plus marquée. Jean-Jacques et moi nous connaissions par ailleurs déjà mieux, notre relation avait évoluée grâce au premier film. Pour autant, il m’a fallu un moment avant de savoir comment aborder différemment le personnage — sous quel angle, justement. Jusqu’au jour où j’ai appris qu’il venait de refaire entièrement le décor de sa maison, et qu’il avait, dans un même mouvement, changé de nom. Pour moi, cette maison (et son nom), a toujours été le point nodal. Alors cet événement, cette décision de la refaire entièrement, a déclenché quelque chose. J’avais la matière suffisante pour continuer ; j’ai testé un dispositif filmique très différent de celui du premier film et il a tout de suite compris comment s’en saisir.
Le deuxième film, Changement de décor s’ancre dans le présent, on y chamboule les apparences, on bouscule le visible. Ce mouvement en entraine un autre : l’acquisition d’un nouveau nom et de deux nouveaux passeports. C’est cela qui me permet de creuser, d’aller au-delà des apparences et d’accéder au passé pour faire le troisième film. Les questions que je cherche à aborder me concernent, elles ont trait à l’identité juive, et notre lien de filiation fait donc partie du sujet du film. Or c’est justement à ce moment-là qu’il décide de quitter le projet, et je comprends alors que ce dernier film ne peut se faire qu’une fois qu’il est parti. J’avais besoin qu’il disparaisse pour que la mise en scène du premier film se retourne complétement, et pour pouvoir terminer l’histoire.

AT. Justement, cette mise en scène dans le premier film a tout à voir avec le contrôle. Tu dis que c'est lui qui t'a rappelé, dix ans après que tu lui aies proposé pour la première fois de faire un film. À certains égards, cette trilogie évoque une lignée d’auto-portraits ou d’auto mises en scène délibérément ambiguës, comme l'Idi Amin Dada de Barbet Schroeder. Comme tout documentaire repose sur un contrat plus ou moins admis avec un sujet, et que JA ne prend de toute évidence pas les contrats à la légère, je me demandais en quoi consistait le vôtre. Est-ce qu'il a participé à la production ? Est-ce que les cadrages faisaient l'objet d'une négociation préalable ? Est-ce qu'il a souhaité intervenir au montage ? J'imagine que l'existence de chaque nouveau film a un peu à voir avec son appréciation du précédent…

GB. Oui, chaque film propose une forme d’auto mise en scène, mais elles adviennent à l’intérieur de dispositifs filmiques qui les circonscrivent, comme des règles du jeu avec des contraintes chaque fois différentes. Barbet Schroeder utilise un dispositif plus classique de cinéma direct, qui laisse à mon sens plus de liberté à Amin Dada lors du tournage — sans compter que la situation d’un Européen allant tourner en Ouganda induit un rapport au sujet filmé très différent, pour ne pas dire opposé, mais c’est un peu une autre question. Dans JJA par exemple, j’ai imaginé une série de plans séquences à partir du dispositif de caméras de surveillances qu’il avait lui-même installé dans sa villa. Pour chacun de ces plans, un cadre précis définissait un périmètre où il pouvait se déplacer. S’il sortait du cadre, il était hors-champ, mais je ne bougeais pas la caméra, c’était à lui de revenir dans le cadre, comme cela arrive quelques fois dans le jardin. C’est une sorte de rapport de force entre nous deux qui est à l’œuvre. Par ailleurs, à travers ce périmètre prédéfini, je le gardais souvent particulièrement à distance de ma caméra, ou alors je le cadrais de dos, lorsqu’il était allongé. Au sein de ce dispositif, il avait la liberté de dire ce qu’il voulait, avec comme indication de ma part de partir des éléments de la villa qui l’entouraient. Il avait donc beaucoup de place notamment parce que sa parole était totalement libre, mais cet espace d’auto-mise en scène était très contrôlé de ma part. C’est vrai que ce premier film a tout à voir avec le contrôle, je pense que nous sommes tous les deux, lors du tournage, dans une situation de contrôle très forte.
Dans Changement de décor, il me semble que nous avons un peu relâché ce contrôle des deux côtés. Pour autant, il s’agit toujours d’une forme d’auto mise en scène au sein d’un dispositif qui restreint, cette fois, les actions possibles. On le suit à la caméra au sein d’activités que je lui avais proposées : il termine ses travaux et va faire visiter sa maison à différentes personnes de son entourage. Cette idée l’amusait, parce qu’elle correspondait à son obsession du moment. Nous avons donc mis en scène ensemble ces visites, organisées pour le film.
Enfin, dans J.A, l’idée initiale était d’effectuer ensemble, côte à côte, des recherches à Rosebud qui viendraient nourrir l’écriture d’un film de fiction. Cette fois, le contrat dont tu parles se négocie devant la caméra. Nous nous sommes très vite opposés, et j’ai fait le choix de garder ça dans le film. Finalement, sur l’ensemble des trois films, les seuls moments de désaccord entre nous ou de négociations verbalisées sont ceux que j’ai gardés au montage dans J.A. Il n’a jamais discuté aucun cadre, aucune séquence, ni les dispositifs d’aucun des films. Il était plutôt toujours très enthousiaste.
Tu abordes la production, ce sont des questions qui m’intéressent particulièrement, notamment parce que j’ai monté une société de production au sein de laquelle je réfléchis pour chaque projet aux liens singuliers qui se créent entre les formes des films et leurs conditions de production. Pour te répondre plus précisément sur sa participation, je dois un peu reprendre l’histoire de chaque film, parce qu’il s’agit de trois modèles de production très différents.
Pour JJA, tu relèves qu’il m’a rappelée parce qu’il était finalement d’accord pour faire le film… quelque part il fallait bien qu’il soit d’accord pour que je le filme, c’est le temps de réflexion qui est un peu hors du commun ! Ce premier film a couté très peu d’argent. Je suis allée seule tourner trois jours à Rosebud, avec une caméra, un pied et un micro sans fil. J’ai monté le film avec Lila Pinell, une amie de longue date, puis nous avons fait un mixage artisanal et un ami producteur berlinois m’a arrangé une après-midi d’étalonnage dans un studio. JJA a payé quelques frais, cela n’a jamais été contractualisé mais si ça l’avait été, il aurait eu un pourcentage minime de droits sur le film face à mon investissement en tant que réalisatrice et productrice.
J’ai ensuite rencontré Olga Rozenblum qui a pris en charge la distribution de ce premier film et a mis en place avec lui un accord de mécénat pour produire Changement de décor, ce qui ne lui concédait aucun droit sur le film à venir, mais nous a permis de tourner avec une petite équipe. Ensuite, la post-production de ce second film s’est faite grâce à une subvention départementale.
La production de J.A a été beaucoup plus longue. J’avais entre temps monté une société de production avec d’autres réalisatrices au sein de laquelle l’idée était de travailler horizontalement. J’ai donc produit le film avec Léa Todorov. J’ai beaucoup appris à cette occasion. Cela a représenté un long parcours, car c’est un film qui a demandé un certain nombre de financements, entre autres parce qu’il a suscité plus de recherches. J’ai par exemple passé un an à filmer des personnes qui avaient des histoires de noms dans leurs familles, ainsi que des jeunes businessmen et des exilés fiscaux, tout cela en rapport avec la biographie écrite par Jean-Jacques / Jacob. Finalement, après avoir dérushé toute cette matière, je n’ai gardé que la rencontre avec les adolescents juifs. Puis le tournage à la montagne s’est déroulé dans les conditions d’un tournage de fiction, avec une équipe plus conséquente, un renard… Sur ce troisième film, il n’a pas du tout participé financièrement. Il n’a jamais vu J.A, car après le coup de téléphone qu’on voit dans le film, il m’a demandé de ne plus lui parler de cinéma, ce qui me permet d’ailleurs de prendre la liberté d’avoir Selim dans le film. C’est en ce sens aussi que les choses se retournent complétement de JJA à J.A.
Dans les trois cas il n’a jamais rien demandé pendant le montage. Je n’aurais pas voulu le laisser prendre des décisions à cet endroit-là, mais de toutes façons, il n’a jamais essayé donc le problème ne s’est pas posé. Il a fait une suggestion qui était de mettre de la musique sur JJA, j’ai dit qu’on testerait, puis le film a été sélectionné en festival et il a oublié. Dans le cas de JJA et Changement de décor, je lui ai montré les films une fois que les montages étaient terminés. Je me rappelle qu’on se disait cela avec Lila pendant le montage de JJA : si on arrive à être juste, il aimera le film autant que nous. Finalement il a beaucoup aimé le film. Ce qui nous amène à la question de son appréciation ; oui, certainement que ça a joué sur sa motivation à continuer, et, chaque fois, sur le film suivant. Il parlait de JJA à tout le monde et avait très envie de continuer ; sans doute que l’énergie qu’on le voit déployer dans Changement de décor vient aussi de là, en plus de l’énergie du renouveau…
Pour Changement de décor la situation était différente, parce que j’ai terminé le film alors que nous étions encore en train de tourner ensemble des séquences qui allaient par la suite faire partie de J.A. Changement de décor et J.A ne formaient initialement qu’un seul film, il devait y avoir un glissement des visites de la maison à mon arrivée et l’écriture d’un film de fiction. J’étais en train de dérusher les premiers tournages et je me suis dit que cette partie dans laquelle Rosebud faisait peau neuve pouvait former un film autonome. Le montage a été très rapide, en trois semaines le film était là. Une fois terminé, donc, nous l’avons regardé ensemble, mais il n’a pratiquement pas fait de retour, il attendait le film d’après.
Et il se trouve que dans J.A, il se démotive et s’en va. Alors je peux émettre plusieurs hypothèses sur la cause de son départ : celle que le film met peut-être le plus en avant c’est qu’il quitte le projet parce que nous touchons à la période de la guerre, mais on sent aussi qu’il s’en va parce que nous sommes en désaccord sur la façon de poursuivre le film, et on peut aussi penser que s’il n’est plus au centre ou à l’image, l’aventure ne l’intéresse plus. Mais peut-être aussi que ce visionnage de Changement de décor, quand nous étions en cours de tournage, a participé à le démotiver, que l’image que lui renvoyait le film de lui a joué un rôle là-dedans ; je ne peux pas vraiment savoir, il ne m’en a jamais parlé.

AT. Il y a une dimension qui apparait particulièrement à la revision des trois films, c’est sa dimension scénique. Les cadres sont des scènes dont un acteur prend possession, pour qu’il joue pour un public, mais isolé entre quatre murs, ceux de Rosebud que tu soulignes par ton dispositif. Le film est quasi entièrement désert d'autre présence humaine que la sienne. Le montage connecte différentes scènes dans la maison, entre lesquelles l'acteur passe, son ressassement faisant continuité, par-delà les coutures, comme un montage ubiquiste de caméras de surveillance effectué depuis un poste de sécurité, dans une sorte de logorrhée à la fois comique et inquiétante. Évidemment il y a une part de comédie dans la solitude du roi en son château, d'autant que c'est apparemment en tant que reclus qu'il fait l'éloge de l'argent pour "la liberté que ça donne".
Le public dans JJA, c’est le spectateur du film. Dans Changement de décor, il se donne un public : son chauffeur, ses jardiniers, ses ouvriers, fournisseurs, médecins, prestataires divers. Ce second film paraît aussi peuplé que le premier était désert, mais c'est la même affaire : il invite sur sa scène des gens qu'il n'écoute pas vraiment et qui demeurent ses auditeurs. Le rapport avec son épouse isolée dans son aile particulière, sourde à ses récits au risque d'être aussi muette, est particulièrement troublant.
Une partie de J.A reproduit cet empire, mais cette fois avec toi, et d'une manière qui le met dans une impasse. Le pouvoir qu’il essaie de prendre sur la réalisation du film l’oblige à sortir de cette fonction d’acteur. Il se désintéresse de ceux qui pourraient l’incarner, et ne trouve qu’un « petit bonhomme » pour le remplacer. Le quatrième mur de la scène apparait totalement, mais de manière un peu dérisoire, comme une simple surface de dessin animé. Alors c'est la directrice de casting et toi qui prenez la scène et racontez l’histoire, dans la boîte à quatre pans particulièrement nue d’une salle de travail, mais d'une manière qui ménage une place à l'auditeur et à de nouveaux acteurs. Alors le quatrième mur peut théoriquement disparaître. On passe du jardin de Rosebud aux montagnes suisses et à une histoire collective, le travail documentaire s’interrompt au seuil d’une fiction, voire d’une légende, que me semble représenter cette ruine de château.
Ce long détour pour te demander, peut-être, où en est aujourd’hui pour toi le désir de cette fiction qui ne cesse d’affleurer dans l’ensemble de cette trilogie ?

GB. Merci pour ce regard sur les films et cette question qui constitue effectivement une interrogation essentielle pour moi en ce moment, au terme de cette trilogie.
Oui, cette ruine de château, c’est quelque part l’autre visage de Rosebud, l’image inversée de la villa qu’on découvre dans JJA. C’est le décor qui reste, une fois que l’identité de surface du personnage se déconstruit… Dans J.A, j’essaie de gratter, de voir ce que recouvrent ce nouveau nom et cette nouvelle nationalité israélo-suisse ; cela fait place à une identité juive plus complexe, plus intime, liée au traumatisme de la Deuxième Guerre, alors qu’en parallèle, se découvrent les bribes d’une fiction qui grandit et ouvre vers un ailleurs. Ce double mouvement se rattache aux questionnements soulevés par la génération de la post-mémoire, qui relaye et revisite quelque part dans la fiction le trauma de la Shoah, à travers cette idée qui consiste à penser que si l’imagination ne prend pas possession du territoire documentaire, la mémoire réelle va s’épuiser.
C’est un film où je me demande ce que c’est que d’être juif aujourd’hui, ce que cela signifie, pour lui, pour moi, pour d’autres. Finalement, cette recherche me mène de façon totalement imprévue à l’histoire musulmane de Selim. Joanna (la directrice de casting) a proposé trois jeunes qui avaient des rapports à leur identité juive très différents. Je cherchais à être surprise à travers ces rencontres, à trouver des échos inattendus entre leurs histoires et celle de Jacob, mais ni Joanna ni moi n’avions imaginé que les échos se créeraient à cet endroit-là, à travers une double histoire à la fois juive et musulmane.
Le désir de cette fiction donne ainsi du souffle au film, au sens propre comme au figuré : non seulement il permet de respirer au-delà des limites de Rosebud, mais aussi de mettre en commun des histoires, de former une histoire collective comme tu le dis justement. Ce n’est pas rien que ce soit l’espace ouvert par la fiction qui apporte ça. Je crois que dans cette trilogie, la fiction a fini par affleurer comme une nécessité. Elle se situe aujourd’hui, grâce à cette expérience, à l’origine de nouveaux projets.

AT. Ces trois films ont une durée similaire, entre 50 et 60 minutes, presque celles de ces séries télé prestigieuses HBO, avec un dernier épisode qui toujours dépasse un peu le format, comme s’il y avait toujours beaucoup de choses à dire au moment de boucler. Il y a des motifs que tu fais circuler. La demeure bien sûr, de Rosebud au château, entre Citizen Kane, une sitcom familiale des années 80, un château de conte de fées… Il y a aussi ce renard, qui apparaît dans l’épilogue du premier épisode et qui constitue presque une petite fable autonome, dont on parle encore dans le second film, puis qui revient à la fin dans les montagnes. Et puis il y a une sorte d’arche narrative, qui serait peut-être la déception, ou l’abandon. Sa solitude du premier épisode, le sort de son épouse dans le second, le coup de téléphone qu’il te passe dans le troisième, et puis bien sûr cette image très triste de l’acteur recroquevillé dans la ruine, et qui semble justifier son obsession du foyer. Est-ce que tu pourrais retracer un peu la généalogie de cette image, comment et quand elle t’est venue à l’esprit ?

GB. C’est vrai qu’il y a ce parallèle possible avec cette forme cinématographique singulière apparue avec les séries HBO. Pour autant, ce qui est étrange c’est que je ne regarde quasiment pas de séries ! Il y a plusieurs raisons à l’origine de ces choix de durées de moyens-métrages.
Le premier choix de 50 minutes s’est fait pour JJA un peu par hasard, comme si le film avait trouvé lui-même sa durée. Nous avions avec Lila sélectionné des passages dans le discours de JJA, et au montage, nous avons presque tout gardé de cette première sélection (qui devait représenter environ une heure sur quinze heures de rushes). J’avais le sentiment qu’un court ne suffisait pas pour développer la complexité du personnage. Pour les films suivants, des questions de temporalité et de production sont entrées en jeu. Venant du monde de l’art, cela me paraissait très long de faire un film, je n’étais pas habituée à ces temporalités. D’un côté, j’aimais énormément pouvoir prendre tout ce temps de recherche sur un projet — c’est d’ailleurs pour ça que j’ai commencé à faire des films au détriment des autres formes — mais en même temps, c’est un peu comme s’il me fallait trouver un seuil intermédiaire, parce que me lancer directement après JJA dans le long métrage que je projetais de faire (celui qui aurait réuni Changement de décor et J.A) me paraissait titanesque. Dans des parcours plus « classiques » de cinéastes, on réalise souvent des courts-métrages avant de faire des longs. Cette durée intermédiaire de cinquante minutes m’a permis de réaliser une halte à mi-parcours en quelque sorte, c’est à dire de clore un chapitre — Changement de décor — et le mettre en partage (avoir des retours sur le film, prendre le temps d’en discuter, d’y réfléchir avec d’autres). Ensuite, forte de cette expérience, j’ai poursuivi avec l’écriture du film suivant. Au niveau de la production, cette façon de faire a aussi permis plus de souplesse : il faut souvent faire ses preuves pour prétendre à des financements, or là, un film permettait d’aider à obtenir les financements du film suivant.
Mais surtout, la raison plus profonde ayant motivé ma décision de ce découpage en trois moyens métrages, c’est qu’il participe à fabriquer ce regard kaléidoscopique à l’origine du projet. Il met en avant les différents types de mises en scène et permet la circulation des motifs dont tu parles, qui réapparaissaient sous des modalités distinctes selon les dispositifs filmiques. Ce qui me parait différent en revanche, c’est que dans les séries (du moins celles que j’ai vues), il y a plutôt une narration qui se développe par chapitres au sein d’une seule et même forme. Alors que je crois avoir fait un choix presque inverse : les trois films ne cessent de redire toujours la même chose — dans JJA, il parle déjà de l’abandon dont il va être question dans J.A par exemple — mais d’une façon différente. Le pari des films, c’est de se dire qu’en répétant l’apparition des motifs sous différentes modalités, en ne racontant pas « plus » mais en racontant « autrement », il nous sera donné de découvrir autre chose du personnage, de creuser des questions.
Dans ces différents dispositifs, il y a cette étape finale qui consiste à mettre en scène une trajectoire fictionnelle pour un des adolescents, un cheminement qui tient effectivement de la fable : au beau milieu de la guerre, le personnage décide de partir seul vers la Suisse ; il se perd en chemin, suit un renard, arrive à un abri, se perd dans l’abri, puis cet abri va se transformer en une forteresse en ruine dans laquelle il va s’installer seul au milieu des montagnes. Ce cheminement vient ponctuer le déroulé du troisième film qui suit comme un fil rouge l’évolution des noms du personnage — Jean-Jacques Aron / Jean-Jacques Ballot / Jean-Jacques Aumont / Jacob Aron — pour tenter de retracer l’histoire de cette identité juive qui n’a eu de cesse d’être en mouvement tout au long de sa vie. En d’autres termes, cette recherche que je mène tout au long du film tente de répondre à cette question : pourquoi, comment et quand Jacob est-il passé d’un déni à un repli identitaire ? La fiction dans la montagne met en perspective différentes étapes de ce cheminement, et cette image d’adolescent perdu, fatigué, qui se recroqueville et s’endort, arrive au moment du repli.